Lorsque Lindsay Azpitarte lance la marque de produits naturels Ulé avec le groupe Shiseido en 2022, elle fait le choix d’un concept inédit en cosmétique, celui d’un sourcing végétal ultra-local issu de l’agriculture verticale. Les trois ingrédients phares de la gamme Ulé, retenus pour leur faculté à améliorer la résilience de la peau, sont extraits de plantes exotiques, cultivées chez Tower Farm, une ferme verticale, située à quelques kilomètres de Paris.
« Je voulais lancer une marque autour des valeurs de la beauté consciente. J’ai croisé ma passion pour l’urbanisme et la manière dont les villes s’adaptent, à ce que je voulais faire avec le botaniste Patrice André, à savoir du naturel un peu différent, où la nature est plus proche des gens », explique Lindsay Azpitarte.
Ce principe de culture en intérieur, basé sur le contrôle pointu de tous les paramètres de développement de la plante, trouve effectivement en France un écho aux attentes des marques et des fournisseurs d’ingrédients.
« C’est un sujet qui va devenir de plus en plus intéressant pour l’industrie cosmétique, car cela apporte un intérêt environnemental et un intérêt innovant. Cette technologie nous permet de créer un environnement parfait pour les plantes, et de les étudier en temps réel afin de les améliorer à des fins cosmétiques », poursuit la créatrice d’Ulé.
Sourcing maîtrisé
Le premier atout est de disposer à la demande de la biomasse nécessaire à l’extraction végétale. « Nous pouvons produire toute l’année n’importe quelle plante sans contrainte saisonnière. Il est possible de faire une dizaine de cycles alors qu’en milieu naturel, il n’y aura qu’une saison. Le fait que la plante soit fraiche et transformable dans les heures après la récolte permet aussi d’avoir un cocktail de molécules d’autant plus intéressant », ajoute Alexandra Crème, directrice R&D de Tower Farm.
La ferme verticale permet donc le contrôle du sourcing, l’optimisation de la ressource végétale, une emprise au sol réduite et la libération de terres arables. Autre intérêt environnemental, l’arrosage en circuit fermé réduit de 95 % l’utilisation d’eau par rapport à l’arrosage classique des cultures traditionnelles, de plus en plus touchées par des périodes de sécheresse répétitives.
Par sa proximité, l’agriculture verticale sécurise également l’approvisionnement.
« Le sourcing des naturels provient principalement des pays émergents où il peut y avoir des problèmes d’approvisionnement liés au dérèglement climatique, à l’utilisation de pesticides et d’herbicides en désaccord avec la clean beauty, tout cela avec des routes de logistiques compliquées… », indique Gilles Dreyfus, créateur de Jungle, première ferme verticale de France.
Implantée depuis 2019, cette entreprise réalise la moitié de son chiffre d’affaires avec le secteur cosmétique et parfum, et a mis en place un partenariat exclusif avec le fournisseur d’ingrédient Firmenich pour les plantes à parfum.
« Nous avons lancé ensemble un programme de recherche sur une vingtaine de variétés de plantes pour voir en quoi il était intéressant pour Firmenich de les cultiver dans nos fermes », explique Gilles Dreyfus, fondateur de Jungle. « Il y a en fait deux types de plantes intéressantes, celles sur lesquelles on peut avoir un rendement d’odeur ou de principe actif supérieur, et celles sur lesquelles on peut avoir des quantités équivalentes, mais à un prix moindre », ajoute-t-il.
Culture à valeur ajoutée
De cette collaboration « culture /extraction », est né entre autre un ingrédient inédit en parfumerie, le tout premier extrait naturel de muguet. Considérée comme une fleur muette, le muguet ne génère pas d’essence. « Cette fleur n’avait jamais été utilisé à l’état naturel en parfumerie, car son cycle de floraison est trop court dans la nature pour faire une campagne d’extraction. Aujourd’hui, le premier parfum à base de cet extrait naturel de muguet sortira en juin chez une grande Maison de luxe française », explique Gilles Dreyfus.
Au total, huit variétés ont été retenues par Firmenich pour être cultivées au sein de la ferme verticale Jungle, dont la violette, autre fleur muette de la parfumerie. « Ce sont, soit des plantes difficiles à sourcer, soit des plantes qui s’expriment mieux olfactivement grâce aux vertus de l’environnement contrôlé. Le fait que nous maitrisions la combinaison des trois grands paramètres que sont la nutrition, la photosynthèse et le climat, permet à la plante de s’exprimer au mieux », ajoute le fondateur.
L’optimisation des conditions de croissance de la plante par le contrôle des paramètres de culture ouvre donc de nouveaux champs de recherche.
« Plutôt que de produire de la biomasse en quantité, l’objectif de Tower Farm est d’utiliser le potentiel de cette technologie avec laquelle il est possible de faire une agriculture de précision, pour améliorer la capacité des plantes à produire certaines molécules », assure également Alexandra Crème.
Solution intégrée
Au sein de sa nouvelle usine durable de production de produits cosmétiques basée à Austin au Texas, l’entreprise Capsum, fabricant à façon pour les marchés européens et américains, a misé sur l’installation intégrée de sa propre ferme verticale de précision en collaboration avec la startup spécialisée Orius.
« Nous nous sommes dotés de technologies et d’équipements afin de pouvoir optimiser la production d’actifs végétaux. En contrôlant les paramètres climatiques – les apports en eau, en lumière, en CO2, nous pouvons recréer les conditions dans lesquelles la plante va produire certaines molécules. L’idée est de pouvoir proposer à nos clients un concept ‘seed to bottle’ », explique Laurie Dewandel, directrice de la communication de Capsum.
Les essais réalisés par Capsum indiquent une multiplication par trois de la teneur en polyphénols totaux produits par la plante par rapport aux conditions de croissance traditionnelles, indique l’entreprise.
« Les plantes sont mises en culture à la commande de produits cosmétiques. Nous connaissons le temps de culture nécessaire qui donnera le meilleur taux d’actifs qui, ensuite, seront extraits à partir de plantes fraiches », ajoute la responsable.
Capsum a d’ores et déjà développé un actif à partir de micro-pousses de tournesol et travaille sur d’autres sources végétales.
« Notre volonté n’est pas de développer un actif spécifique pour un client mais plutôt une gamme d’actifs dans laquelle nos clients peuvent piocher », précise Laurie Dewandel, qui voit là l’occasion d’apporter des solutions différenciantes.
Bémol énergétique
Si le modèle technologique des fermes verticales séduit l’industrie, la consommation énergétique qui en découle est souvent décriée. « C’est une solution qui joue en faveur de la réduction de l’impact carbone, d’une moindre consommation d’eau, d’une culture en local…, mais il faut considérer le coût énergétique de l’éclairage intensif », note Pascale Brousse, directrice de Trendsourcing.
Un sujet au centre des préoccupations des principaux concernés. « La consommation énergétique va s’optimiser et donc diminuer. Dans les prochaines fermes que nous allons construire, 80% de l’énergie sera renouvelable et viendra du solaire. Il faut aussi comparer avec le coût énergétique de l’agriculture classique, et tout ce qui permet de combattre l’import est bénéfique pour l’environnement », note Gilles Dreyfus.
« Notre démarche RSE est primordiale, Tower Far est certifié B Corp. Nous avons mis en place avec d’autres startups un co-générateur pour une électricité plus verte. Nous travaillons énormément aussi sur la qualité de nos LED et nos systèmes de climatisation. En deux générations de LED nous avons déjà réduit de moitié la consommation électrique », ajoute Alexandra Crème.
Un avenir qui reste à bâtir
Encore peu connue des consommateurs, l’agriculture verticale prend pourtant sens aujourd’hui en cosmétique et s’inscrit dans une démarche de développement intelligent du produit.
« Il faut que ce soit bien expliqué au consommateur qui a besoin de beaucoup de pédagogie, mais aussi de transparence. Ce n’est pas non plus certifiable bio en Europe car c’est une culture hors sol, ce qui peut poser problème. Mais c’est un modèle qui va se déployer car il fait partie des solutions pour les marques qui pensent aux scenarios du futur, au changement climatique. La culture sur les toits est une autre solution à regarder », conclut Pascale Brousse.
Plus d’information sur les dernières tendances en matière d’ingrédients et de formulation dans notre dernier numéro spécial : Ingrédients Cosmétiques, mars 2023.
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