Lush a quitté les réseaux sociaux il y a tout juste deux ans. Avez-vous le moindre regret ?
Annabelle Baker - Cela ne s’est pas fait sans difficultés. Cependant, comment regretter une décision qui vise à protéger ses clients et qui a été prise à la lumière de preuves accablantes selon lesquelles certaines plateformes peuvent pousser les jeunes au suicide ? Au cours des deux dernières années, nous avons constaté un élan important, tant de la part du public que des gouvernements, pour s’attaquer aux problèmes et imposer le changement. Il est encourageant de voir de nouvelles réglementations entrer en vigueur dans toute l’Europe pour protéger la sécurité des utilisateurs des plateformes - nous aimerions également voir une plus grande responsabilité des Gafam. Notre dernière campagne, lancée à l’occasion du Black Friday, remet d’ailleurs en question le pouvoir et les abus des grandes entreprises technologiques et vise à collecter des fonds pour le mouvement "People vs Big Tech".
Cette décision a-t-elle eu un impact sur les ventes et la réputation de la marque dans le monde ?
Annabelle Baker - Déterminer l’impact sur les ventes a été difficile pour plusieurs raisons. Notre retrait des réseaux sociaux a coïncidé avec une période de turbulences imprévues au niveau mondial, avec une augmentation des cas de Covid, suivie de l’invasion de l’Ukraine et, plus récemment, d’une crise du coût de la vie avec une inflation importante. Nous avons la chance d’avoir une communauté forte, ce qui signifie que notre réputation n’est pas déterminée par notre présence ou notre absence sur certaines plateformes sociales. En réalité, nous avons vu que d’autres marques avaient essayé de mener une campagne active du même genre sur les réseaux sociaux, mais que leur clientèle leur avait demandé pourquoi elles n’avaient pas fait la même chose que Lush et ne s’étaient pas retirées activement de ces plateformes.
Avez-vous eu des réactions négatives de la part de certains de vos clients ?
Annabelle Baker - Notre clientèle soutient sincèrement ce que nous avons fait et apprécie cette prise de position. Mais pour en savoir plus sur l’état d’esprit des populations vis-à-vis des réseaux sociaux et de leur rapport avec le digital en général, nous avons réalisé cette année un rapport avec le cabinet de prospective The Future Laboratory. L’objectif était d’étudier l’évolution du paysage digital, son impact sur les consommateurs et les obstacles existants à la transformation numérique, en faisant appel à des experts du secteur technologique et en interrogeant plus de 12.000 consommateurs au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Japon. Les résultats sont édifiants : près de sept adultes sur dix (69%) estiment que si une plateforme sociale est contraire à l’éthique, les marques devraient s’en éloigner, 65% ne veulent pas que les plateformes de médias sociaux utilisent leurs données à des fins commerciales, et 70% réclament une législation mondiale qui protège la sécurité des utilisateurs en ligne.
Ce départ des réseaux sociaux s’est donc fait sans heurt ?
Annabelle Baker - Tout n’a pas été si simple, effectivement, nous avons tout de même reçu des commentaires de la part de personnes qui n’ont pas apprécié notre prise de position, mais c’était il y a deux ans, quand les dangers des réseaux sociaux n’étaient pas aussi connus et documentés qu’ils le sont aujourd’hui. Pas plus tard qu’hier, la BBC a publié un article sur la génération Z qui tourne le dos aux réseaux sociaux. Aux États-Unis, on assiste également à des vagues d’actions en justice de la part de familles qui accusent ces plateformes d’être néfastes, en particulier pour les adolescents. Il est important de noter que ces plateformes ne sont pas les seuls espaces où l’on peut créer des liens et des communautés, et il est probable que nous continuerons d’assister à une approche décentralisée de la création de communautés, notamment pour les marques.
Il y a quelques mois, certains utilisateurs de réseaux sociaux ont affirmé avoir (presque) oublié l’existence de la marque. N’est-ce pas un problème dans un secteur où la concurrence est de plus en plus importante ?
Annabelle Baker - Il faut rester pertinent et nous avons la chance d’avoir beaucoup de créativité et d’innovation dans notre secteur. Si vous faites preuve d’audace, si vous exploitez la culture populaire, si vous inventez des produits révolutionnaires qui sont efficaces et qui changent vraiment la vie, et si vous interagissez avec votre communauté de manière cohérente et authentique, alors une marque peut rester pertinente. Il faut garder en tête que les gens achètent beaucoup via le bouche-à-oreille.
Qu’a fait la marque pour rester visible pour les consommateurs malgré cette absence ?
Annabelle Baker - Lush est toujours présente dans le monde digital - oui, nous avons quitté les plateformes Meta et TikTok en tant que marque, mais nous avons expérimenté d’autres technologies et plateformes web3. Nous voulons retrouver le ’sens de la communauté’ dans les espaces digitaux, quand les réseaux sociaux étaient vraiment sociaux et quand notre communauté Lush était organique - avant que l’algorithme ne prenne le dessus sur la connexion directe entre Lush et les utilisateurs.
Il y a d’autres façons de rencontrer les communautés là où elles sont, sans dépendre de ces plateformes. Par exemple, nous avons commencé notre immersion dans le métavers cette année, avec une réplique de notre activation SXSW House sur Decentraland et en prenant part à la première ’Metaverse Beauty Week’. Dans le cadre de notre ’Big Tech Rebellion’, nous tenons à retirer notre argent de sociétés comme Google et à investir plutôt dans notre communauté, dans les personnes plutôt que dans les plateformes. Cela va de la manière dont nous collaborons avec les créateurs de contenu à la façon de proposer à nos super fans de découvrir en avant-première les lancements de produits.
Avez-vous initié d’autres formes de ’rencontres’ avec votre communauté ?
Annabelle Baker - Nous avons participé à davantage d’événements et d’activations ’IRL’ (dans la vraie vie, ndlr), en nous montrant à des événements comme Afro Punk à Brooklyn, Happy Place Festival au Royaume-Uni, SXSW à Austin, et WOMAD au Royaume-Uni. Nous disposons de boutiques dans le monde entier et nous avons continué à investir dans des réaménagements et des rénovations, ainsi que dans de nouveaux concepts de magasins, tels qu’un nouveau salon de coiffure au Royaume-Uni et des spas à Dubaï et à New York.
Au cours des douze derniers mois, nous avons davantage collaboré avec des partenaires lifestyle et de divertissement, et notre communauté s’en est emparée, créant de nombreux moments viraux pour tous les lancements, que ce soit le film "Super Mario Bros", la série "Stranger Things", et plus récemment "Barbie". Lorsque l’on fait quelque chose de cool qui enthousiasme les gens, le public le partage naturellement, ce qui est plus authentique. C’est donc notre travail : créer des produits et des expériences que notre communauté a envie de partager ! Nous avons également développé notre communauté sur Discord dans le but de créer une interaction plus ’conversationnelle’ avec la clientèle en ligne. Discord est une plateforme décentralisée qui nous permet d’avoir plus de contrôle sur le serveur.
Dans l’industrie de la mode, Bottega Veneta a quitté Instagram, mais très peu de marques semblent pouvoir se passer des réseaux sociaux. Comment expliquez-vous cela ?
Annabelle Baker - Je ne peux pas commenter ce que font les autres marques, je peux juste parler des raisons qui nous ont poussés à prendre nos propres décisions. Il était logique pour nous de nous retirer des réseaux sociaux, car les personnes majoritairement affectées par ces plateformes font partie de notre clientèle. Nous sommes dans le domaine du bien-être et nous attirons beaucoup de jeunes filles… Nous ne pouvions tout simplement pas continuer à leur demander de nous retrouver sur des plateformes qui nous poussent à donner notre ’consentement’ pour faire croître leurs vastes empires d’extraction et de surveillance des données personnelles. Elles nous laissent ensuite gérer les effets néfastes de ce modèle commercial, qui peuvent avoir un impact dévastateur sur la santé mentale et le bien-être. Ces plateformes sont littéralement l’antithèse de ce que nous défendons. C’est pourquoi nous collectons aujourd’hui des fonds pour le mouvement "People vs Big Tech". Nous avons lancé la bombe de bain ’The Cloud’, dont le prix de vente servira à lancer un réseau mondial de jeunes pour reprendre le contrôle sur les Gafam.
Pouvez-vous aujourd’hui affirmer que Lush ne reviendra jamais sur les réseaux sociaux ?
Annabelle Baker - Nous pourrions revenir éventuellement, mais il faudrait que le paysage des réseaux sociaux change complètement. Il faudrait que les Gafam rendent des comptes, car elles semblent agir sans se soucier du bien-être des utilisateurs, malgré les preuves accablantes que leurs services causent beaucoup de tort. Il faudrait vraiment changer l’état d’esprit et la conception de ces plateformes sociales.