Selon Nader Naeymi-Rad, fondateur et éditeur de Beauty Independent : « Beaucoup de choses ont changé dans l’industrie de la beauté au cours des dix dernières années, notamment en matière de transactions ».
En s’appuyant sur des données issues de plusieurs sources, il explique que le volume des transactions dans le secteur de la beauté n’a cessé d’augmenter d’année en année dans le monde durant la dernière décennie, avec un effet rebond après le COVID. Et même si les transactions ont ralenti en 2023, leur valeur globale dans ce secteur a largement suivi la trajectoire ascendante des volumes, dit-il.
Europe vs États-Unis
La répartition géographique des transactions, dessine des tendances intéressantes. Ainsi, les États-Unis sont restés « très très forts en matière de transactions de stade précoce », tandis qu’en Europe les accords ont eu tendance à se nouer « à mi-chemin », lors de phases de capital-investissement ou de fusions et acquisitions (M&A). Une question a donc été au coeur des débats : pourquoi les investissements précoces sont-ils moins fréquents pour le secteur de la beauté en Europe ?
Selon Vasiliki Petrou, CEO d’Unilever Prestige : « De toute évidence, nous sommes dans une période de taux d’intérêt élevés très volatile, il y a beaucoup de tensions géopolitiques et il y a déjà eu beaucoup d’achats stratégiques (…) Je vois clairement une pression sur ce que nous appelons les marques ‘indépendantes’, car le financement est beaucoup plus difficile qu’avant ».
Pour Michael Brousset, fondateur et CEO de Waldencast, plateforme de financement et incubateur beauté et bien-être : « Il faut également prendre en compte la capacité des marques à évoluer - c’est simplement devenu un marché beaucoup plus compétitif. Il y a moins de démarrages en flèche, il y en a encore, mais la beauté est un secteur où il y a plus de marques que d’acheteurs ».
« …Je pense qu’il existe également beaucoup plus d’options de financement par capital-risque (VC) dans le secteur de la beauté aux États-Unis qu’en Europe : il existe des fonds dédiés. L’écosystème du capital-risque évolue en Europe, mais il est probablement en retard de cinq à dix ans par rapport aux États-Unis, ce qui expliquerait pourquoi il y a plus d’opérations de capital-investissement que d’opérations de capital-risque », ajoute-t-il.
Emily Bullman, investisseur au sein du fonds d’investissement britannique JamJar Investments, souligne que les fondateurs d’entreprise en Europe ont également tendance à être « légèrement plus prudents » dans les démarches de collecte de fonds que leurs homologues américains.
Dominic Hawksley, fondateur de la société britannique Olverum, autofinancée depuis 2015, partage cet avis : « Les Américains ont généralement un plus grand appétit pour le risque ; ils sont peut-être davantage influencés par le secteur technologique. Il y a aussi beaucoup plus de fonds ».
Selon Hawksley, les obstacles à la croissance en Europe, liés aux nombreuses réglementations fiscales, à leur disparaté et à la diversité des cultures en matière de beauté et de vente au détail sur le continent, pourraient également jouer un rôle. « La situation est que la prudence s’étend également aux détaillants ; vous devez faire vos preuves [en tant que marque] », affirme-t-il.
Vers une reprise des transactions en Europe en 2024
Pour Evan Merali, directeur général de la banque d’investissement indépendante américaine Raymond James, 2023 a aussi été marquée par l’incertitude autour des achats en matière de beauté, une année d’observation dans l’attente de la stabilisation des nouvelles tendances.
Cependant, Merali explique aussi que la diminution, quoique stratégique, du nombre de transactions dans le secteur de la beauté, a également créé un désir croissant d’investissement de la part du monde de la finance. « Ce qui est intéressant à propos des fusions et acquisitions, motivées par le capital-investissement plus que par des stratégies, c’est qu’à mesure que le temps passe sans aucune transaction, il y a une forte pression pour conclure de nouvelles. Et ainsi, les choses ont commencé à s’améliorer au cours du premier semestre ».
Selon lui, il faut s’attendre à davantage de transactions au premier semestre 2024.
Brousset ajoute que l’avenir de la beauté – en particulier pour les prochains 12-18 mois – semblait « passionnant ». « De nombreuses marques arrivent sur le marché ; il y a beaucoup de croissance ; beaucoup d’enthousiasme des consommateurs. Donc, je pense que ça va être super dynamique.
« …Le secteur de la beauté a toujours été un secteur avec de nombreuses acquisitions ; nous parlons toujours de chiffres substantiels et sains ».
Un avis partagé par Vasiliki Petrou, d’Unilever Prestige : « Je suis très optimiste ; je m’inscris sur une croissance à deux chiffres en interne. La beauté a toujours été très résiliente. Elle fait partie de notre confiance en soi [et est liée à] l’estime de soi, et c’est pourquoi je pense que c’est vraiment une industrie à laquelle il est chouette de participer ».
Dans ce contexte, quelles sont les catégories qui devraient afficher plus fort dynamisme financier en Europe ?
L’attrait des investissement dans le parfum
Jane Carlson, rédactrice en chef de Beauty Independent, affirme que le parfum a été le vainqueur surprise de la catégorie beauté au cours des trois ou quatre dernières années, « avec une croissance à laquelle personne ne s’attendait vraiment » et il continuera à jouer un rôle important en termes de croissance.
La catégorie a également connu le bouclage de transactions « de grande envergure » et à « haute valeur » se réaliser en Europe, notamment l’achat de Creed par Kering Beauté et celui d’Aesop par L’Oréal, souligne-t-elle, mais il reste « beaucoup de marge de croissance » en Europe de l’Est et sur le segment prestige.
Hanadi Al Hamoui, directeur général de la société de gestion d’investissement Bank of America Merrill Lynch, estime de son côté que les parfums de luxe peuvent être décrits comme « la catégorie vraiment en vogue du moment », tout en prévenant qu’il n’y a probablement qu’une « poignée d’opportunités » dans cet espace en matière d’investissement.
Thomas Buisson, directeur général de Fable Investments, la branche d’investissement en capital-risque de Natura &Co, souligne également que la croissance dans cette catégorie prend du temps et que les investisseurs ne peuvent pas attendre des « gains rapides » sur ce segment de la beauté.
« C’est une catégorie qui a un potentiel immense mais je veux juste répéter qu’il faut accepter que cela prend du temps », indique Thomas Buisson.
Vasiliki Petrou a déclaré qu’Unilever Prestige examinerait de près les parfums dans le cadre d’investissements futurs, même si un accord dans cette catégorie concernerait des marques « vraiment rares » ayant déjà une certaine envergure.
Opportunités dans la chaîne de valeur
Pour Naeymi-Rad de Beauty Independent, au-delà des investissements dans les marques, en 2024 les transactions vont probablement se poursuivre dans toute la chaîne d’approvisionnement de l’industrie au niveau mondiale - dans la foulée de nombreux accords conclus dans les domaines de l’emballage, du développement de produits, des ingrédients.
Pour Hui Chan, directrice générale capital-investissement chez Bain Capital, les moteurs de l’investissement dans la chaîne d’approvisionnement des produits de beauté ne sont pas différents des raisons pour lesquelles les entreprises choisissent d’investir dans les marques. « La beauté est un espace phénoménal ; je pense que c’est un secteur incroyablement dynamique. Mais quand on prend du recul, si on compare avec d’autres espaces de consommation, c’est un espace très en croissance. En tant qu’investisseur cherchant à déployer des capitaux dans des segments de marché attrayants, je dirais qu’investir dans les fournisseurs de ces marques constitue un bon des moyens de s’exposer aux vents contraires de la beauté », indique-t-elle.
Investir dans « l’écosystème des catalyseurs », explique-t-elle, offre une forte diversification aux investisseurs via une exposition à plusieurs marques.
De son côté, Sara Hudson, associée au sein du cabinet nternational de conseil en gestion McKinsey & Co, affirme que pour l’instant, en ce qui concerne les fournisseurs, il reste davantage de possibilités aux États-Unis qu’en Europe, probablement en raison du fait que le marché européen est composé de petites entreprises familiales moins enclines à vendre.
Un avis partagé par Hui Chan, pour qui cette fragmentation du marché des fournisseurs s’est probablement maintenue parce que les marques de beauté européennes reconnaissent les avantages de travailler avec une pléthore de petits spécialistes.